We don’t need another hero !
Et voilà qu’après les Foyers de Charité et L’Arche – pour ne citer que ces deux-là parmi tant d’autres – c’est au tour d’Emmaüs de voir la statue de son fondateur déboulonnée de son piédestal et précipitée au sol dans un nuage de scandale et au risque d’entraîner avec elle dans sa chute l’ensemble de l’organisation qu’il avait fondée.
Mais que ce passe-t-il ? Pourquoi tant de déviances cachées dans les replis des habits et des soutanes ? Pourquoi ces belles auréoles projettent-elles presque systématiquement une ombre qui finit par les engloutir ?
Faut-il écouter ces voix qui clament que toute œuvre religieuse est viciée, que c’est inévitable, que c’est consubstantiel à la démarche religieuse elle-même ?
Faut-il au contraire se tourner vers ces autres clameurs qui croient savoir que le Diable est à l’œuvre dès que le Bien s’incarne et, qu’après avoir tenté et perverti le fondateur, il organise avec volupté le scandale qui fera s’écrouler une nouvelle partie du Temple ?
En d’autres mots, y-a-t-il un vice premier à toute ces œuvres d’inspiration religieuse ou faut-il croire à l’existence d’un Mal à l’œuvre pour détruire tout Bien ? L’une et l’autre approche sont fondées de la même façon. Elles postulent un vice, un mal posé comme préexistant. Mais a-t-on vraiment besoin, pour expliquer ces situations douloureuses, de poser un mal préalable comme jadis certains ont eu besoin de poser un « péché originel » pour élaborer une construction intellectuelle leur permettant une explication humainement cohérente du Salut ?
Et si, à nouveau, tout simplement, nous ne regardions pas dans la bonne direction ? Est-ce vraiment dans ces actions, dans ces œuvres, et chez leurs auteurs, que réside l’objet du scandale qui nous blesse ? N’est-ce pas notre regard, à la fois sur ces personnes et sur leurs actions, qui est à l’origine du scandale ? Est-ce dans ce que nous contemplons que le Mal agit ou est-ce dans notre regard ?
Posons-nous cette question : Pourquoi avons-nous inventés les saints, ces personnes aux vies imaginées auxquelles nous avons attribué un brevet d’impeccabilité qui leur accorde une intouchabilité pour notre plus grande satisfaction ?
Satisfaction de posséder un saint que nous pourrons placer entre Dieu et nous, un saint comme inspirateur de notre théologie, un saint fondateur, un saint compatriote comme un athlète médaillé d’or.
Satisfaction de le mettre sur un piédestal suffisamment haut que pour rendre son exemple opportunément inatteignable. Et souvent aussi, satisfaction d’avoir un saint, objet de tourisme spirituel et profitable.
Admettons-le, au fond de nous réside une composante idolâtre et superstitieuse que des millénaires de monothéisme n’ont pas fait disparaître.
Cette partie de nous-même est la même qui poussa le peuple hébreu, par impatience, par peur du vide et du silence, à construire un Veau d’or au désert ; qui poussa les contemporains de Jésus à vouloir en faire un roi, un grand prêtre, avant d’en faire un Dieu, en préférant oublier qu’il était homme aussi et d’abord.
Cette même tendance nous pousse à préférer voir une manifestation de Dieu dans un grand vent plutôt qu’une brise légère, dans un miracle plutôt que dans un geste d’amour, dans une cathédrale plutôt que dans le peuple qui s’y assemble.
Nous sommes viscéralement des païens en quête d’émerveillement à qui, depuis les origines, Dieu tente de se révéler en nue vérité mais auquel nous préférons nos idoles, celles que nous construisons selon les besoins de notre nature brute, de notre chair dirait Paul, pour qu’elles satisfassent en nous cette profonde composante idolâtre et superstitieuse.
Et ce Dieu si patient, lorsqu’il se met, pauvre, à genou, devant nous, pour nous laver les pieds, nous ne pouvons l’accepter. Il ne nous satisfait pas. Nous préférons l’envoyer au gibet où nous serons débarrassés de son humanité et puis, une fois que nous l’aurons « ressuscité », nous pourrons voir en lui un Dieu qui accessoirement avait pris une forme humaine.
N’acceptant pas l’humanité de Dieu, n’acceptant pas que notre humanité soit le lieu même de notre Salut en Christ, tout simplement, nous ne pouvons accepter que des pécheurs, voleurs, lubriques, violeurs, criminels, meurtriers … puissent être choisis par Dieu pour être ses pieds, ses mains, son regard, ses oreilles, ses yeux et même l’expression de son cœur dans le monde ? Or n’est-ce pas là une des merveilles de l’incarnation de Dieu, instrument de notre Salut ?
Ne serait-il pas plus beau de poser sur ceux que nous avons sanctifiés, un regard de Charité ? Ces hommes et ces femmes, nos semblables, ne devrions-nous pas nous émerveiller, non de ce qu’ils font, mais de la capacité que Dieu leur donne d’être à son service avec les moyens et les handicaps – les échardes dirait Paul – qu’ils ont reçus de lui, même s’ils n’en n’ont pas fait, n’en font pas ou n’en feront pas toujours bon usage ? La merveille c’est qu’étant ce qu’ils sont, ils ont pu être ce qu’ils ont été dans le plan de Dieu.
J’ai longtemps été scandalisé de l’ombre qui se révélait chez ces hommes et ces femmes que nous avions mis sur un piédestal et par postulat décrété comme parfaits. Quelle bêtise ! Quel manque de confiance en Dieu ! Ayons le courage de relire la vie de ceux qui ont été proclamé saints. Bien-sûr pas les biographies hagiographiques en sucre rose du genre « la Légende Dorée » de Jacques de Voragine, mais leurs vies en vérité, sans fard. Pas une n’élude le combat, parfois violent, entre l’Obscurité et la Lumière, lutte faite de victoires mais aussi de défaites cinglantes, destin de toute vie humaine.
Alors aujourd’hui, je me scandalise simplement de ma bêtise idolâtre qui me pousse encore, si je n’y prends pas garde, à croire aux contes de fées spirituels que nous nous construisons volontiers et qui se dégonflent au moindre accroc laissant une amère impression de trahison. Aujourd’hui je tâche d’être dans la louange pour l’œuvre de Dieu qui s’incarne et opère, même à travers nos ombres les plus obscures. Aujourd’hui il n’y a plus pour moi de Saint que Dieu et mon regard sur ces hommes et femmes descendus de leurs piédestaux, mes semblables, est et restera profondément fraternel et respectueux de leur combat.
Puisque nous avons le Christ, certes vrai Dieu mais tout autant vrai homme, à redécouvrir tous les jours …
… we don’t need another hero !